Une semaine en enfer au Bourg-Saint-Léonard
En 1944 Le Bourg Saint-Léonard est un petit village de trois cent habitants, situé à dix kilomètres d’Argentan, cinq kilomètres de Chambois et douze kilomètres de Trun. Mi-août, les Américains atteignent Le Bourg Saint-Léonard et encerclent la 7e Armée allemande par le sud. Du 13 au 19 août le village est pris et repris plusieurs fois par les deux camps ; les troupes allemandes résistent avec acharnement, afin de permettre l’évacuation de la poche de Falaise par la 7e Armée. La plupart des habitants de Bourg Saint-Léonard se réfugient dans la campagne. Quelques familles restent sur place. Madame L. fait partie des habitants qui vécurent une semaine en plein chaos; elle raconte ses impressions, ses angoisses, ses peurs et enfin la libération définitive. (Mémoires de Mme L. – août 1944) Tous les droits de l’auteur des textes et des photographies sont réservés. Toute reproduction ou utilisation des œuvres, autre que privée ou à fin de consultation individuelle sont interdites, sauf autorisation.
Samedi 12 août 1944, les premiers Américains Déroute allemande. Dans le désordre et la précipitation, camions et tanks allemands passent devant notre maison et se dirigent vers Chambois; ils roulent sur deux, et quelquefois trois files. Nous craignons une intervention aérienne contre ces troupes en débandade. Vers 19 h, le calme revenu, nous voyons sur la place du village des officiers allemands qui délibèrent, l’air sombre, une carte à la main. Le bruit court que les Américains sont à la « Tête au Loup » à cinq kilomètres d’ici près du Haras du Pin.
Dimanche 13 août 1944 A 9 h, Monsieur C. passe en carriole pour aller traire ses vaches dans les herbages. Un quart d’heure après, il repasse en toute hâte me criant au passage, sans ralentir le trot de son cheval : « Les Américains sont à La Lune », un lieu-dit à 400 m du Bourg. C’est donc pour aujourd’hui ! La messe aura-t-elle lieu? Elle sonne à l’heure habituelle et après quelques hésitations, nous décidons d’y aller. Le retour est périlleux, on entend des balles siffler; des Allemands sont couchés dans les fossés en position de tir, d’autres s’affairent autour d’une vieille voiture en panne. Nous nous réfugions tous, mon mari, Pierre, et mes trois enfants, Annie 11 ans, Yvon 8 ans et Françoise 5 ans, dans la tranchée que nous avons rapidement creusée les jours précédents, au fond de notre jardin. Pendant une heure, nous entendons des sifflements d’obus au dessus de nos têtes.
Puis, tout se calme et nous nous hasardons dehors, jusque sur la route. Nous voyons un tank qui se dirige vers la route d’Argentan; il s’arrête, braque son canon dans notre direction, puis vers la tranchée creusée devant la Poste sur laquelle il tire une rafale, la tourelle se lève : c’est l’Amérique. Et tout de suite, la liesse dans le village. Tout le monde sort et se groupe autour de ce premier char, que l’on acclame, et qui est suivi par deux ou trois autres. Les enfants grimpent dessus, les femmes apportent des fleurs et des rafraîchissements aux soldats. On retrouve ses vieilles connaissances d’Anglais pour remercier nos libérateurs, et leur dire notre peur passée et notre joie. Ils distribuent à la cantonade bonbons, chocolats et chewing-gums, produit encore inconnu des petits villageois, qui l’avalent sans broncher malgré la consistance caoutchouteuse. Les soldats prennent les plus petits dans leurs bras. Tout le monde s’embrasse, on prend des photos et on commence à sortir des drapeaux; mais un Américain nous invite à la prudence, il est peut-être un peu trop tôt pour pavoiser. Cependant nous vivons, sous un soleil éclatant, un après-midi de pur bonheur, et de grande excitation pour les enfants, la guerre est finie! A la tombée de la nuit, les Américains remorquent la carcasse d’un camion brûlé jusqu’en face de notre maison, située à moins de 100 mètres de la place du village et du carrefour des deux routes; frontière symbolique, nous sommes sur la ligne de front.
Lundi 14 août 1944 : réfugiés dans la tranchée Matinée paisible. A 13h30, une salve d’obus déchire l’air, premier bombardement allemand. Les enfants qui étaient dans le jardin se précipitent dans la maison, sauf Yvon. Inquiétude et appels angoissés. Le voilà enfin! Il avait eu le réflexe de se coucher sous un arbre, il est très fier de son sang froid et… d’être couvert de terre. Les obus sont passés à 30 mètres de la maison. On va chercher le médecin pour soigner une femme blessée aux jambes. La laiterie du Bourg Saint-Léonard est touchée au point vital : les machines. En fin d’après-midi, nous comprenons que les Américains semblent craindre une contre-attaque. Sur leurs conseils, nous jugeons plus prudent de nous éloigner de la route et d’aller passer la nuit dans la tranchée « modèle » d’amis hospitaliers, à moins d’un kilomètre dans la direction de Chambois, mais dans un champ en contre bas, derrière le Château du Bourg. Les enfants sont ravis de cet imprévu, les grandes personnes un peu moins. Nuit calme. Les hommes dorment dehors par ce temps magnifique, pour que les femmes et les enfants puissent s’allonger dans la tranchée, où je ressens toute la nuit une impression d’étouffement assez désagréable.
Mardi 15 août 1944 Journée toujours ensoleillée et calme, nous retournons à la maison. Quelques renforts alliés arrivent. Je suis passée « cantinière » pour une petite compagnie d’Américains, et leur lieutenant, des plus sympathique, bavarde en anglais avec Pierre, mon mari. Je leur fais des omelettes gigantesques qu’ils avalent avec un plaisir manifeste. Les habitants de Silly, village situé à 2 kilomètres en direction d’Argentan, viennent voir « nos Américains », car ils n’ont pas encore eu le plaisir d’être délivrés. Nous sommes à la pointe extrême de l’avance alliée. Vers 5 heures du soir, un petit soldat que j’ai nourri à midi, m’amène un brave homme qu’il a arrêté comme espion, on a bien du mal à s’expliquer. Pierre n’est pas là pour exercer ses talents d’interprète. Enfin j’arrive à me faire comprendre et « l’espion », hilare et fulminant, avec force gestes contre « les Boches » pour bien faire comprendre ses sentiments, repart innocenté en ayant gagné une cigarette. Autre incident beaucoup plus triste. Vers 19 heures, règlement de comptes sommaire sur la place du Bourg, un homme est abattu, coupable d’intelligence avec l’ennemi. C’est possible, mais nous n’admettons pas cette justice expéditive. Nous restons glacés toute la soirée. Vers 20h30, nous partons à nouveau pour la nuit vers notre tranchée amie derrière le Château. Les Américains nous font, cette fois-ci, mille difficultés pour nous laisser passer. Ils posent des mines anti-tank tous les cent mètres sur toute la largeur de la route de Chambois, et à notre passage ils sont obligés de les retirer. Nous passons quand même, espérant bien que cette nuit sera la dernière sous terre. Mon fils Yvon semble avoir un pressentiment, et insiste pour que son père vienne avec nous dans la tranchée. Il s’y refuse de même que notre hôte et son fils qui veulent coucher à nouveau à la belle étoile.
Mercredi 16 août 1944 : les Allemands reviennent ! A 3 heures du matin, sifflement strident au dessus de nos têtes, puis éclatement tout proche. Tout comme des chats, les hommes n’ont fait qu’un bond dans la tranchée. Une seconde salve, encore plus proche de nous. Nous prions avec ardeur. Troisième salve, épouvantable, qui semble nous secouer dans la terre. Nous respirons une forte odeur de poudre. Encore une, puis c’est le silence. Mais ce crépitement, cette pluie à grosses gouttes? Curieux, il ne pleuvait pas tout à l’heure. Pierre se hasarde dehors et voit la ferme attenante au Château, en flammes. Les tuiles tombent les unes après les autres, explication de ce bruit de pluie. Les Allemands ont peut-être voulu détruire le stock de farine de la boulangerie installée dans cette ferme. Pierre et nos amis vont sur place et réussissent à sauver du feu un hangar, tout le reste est en cendres. Le jour vient progressivement et nous constatons le pilonnage de l’herbage. Tout autour de nous, des trous d’obus; le plus proche à quatre mètres, des éclats dans le tronc des marronniers abritant notre tranchée, et plus loin, des vaches tuées. A 10h, Pierre part au village me demandant des rester avec les enfants près de cet abri. Il revient une heure après. Avec les Américains, le maire a essayé d’organiser l’évacuation des habitants du village encore sur place ; impossible d’utiliser les camions de la Laiterie, le personnel est parti et ils ne marchent pas. Les chevaux ? Les harnais ont été brûlés cette nuit dans l’incendie de la ferme. Chacun est obligé de se débrouiller par ses propres moyens.
Nous prenons congé de nos hôtes qui se préparent à leur départ, et repartons vers notre maison pour réunir quelques affaires. Nous n’y sommes pas depuis dix minutes que le pilonnage de l’artillerie recommence. Nous nous précipitons dans notre tranchée, où nous retrouvons nos Américains de la veille, ils se serrent pour nous faire de la place. L’un d’eux est muni d’un téléphone et, à intervalles réguliers, fait entendre des petits sifflements, signe probable de ralliement. Un autre lit un magazine illustré américain, où nous distinguons des caricatures de paysans normands. Ils sont imperturbables malgré les salves qui se succèdent sans interruption. Au bout d’une heure, deux des soldats s’en vont; il ne reste plus que le téléphoniste et le lecteur. Nous accueillons notre voisine, Madame A. venue, à regret, se mettre à l’abri, et se résignant enfin à abandonner sa raison de vivre : ses volailles. Puis le téléphone est abandonné, le magazine aussi et nous voilà seuls. Seuls avec ce téléphone qui retentit sans cesse. Outre l’artillerie, on entend sans répit crépiter les balles autour de nous. Le Bourg est donc l’enjeu du combat. Notre tranchée est bien mal placée, en bordure d’un chemin creux dit Chemin des Vignes où les patrouilles américaines se succèdent. Nous alternons réflexions et prières ardentes; la tranchée est bien peu profonde, et le bruit métallique des éclats tombant sur la tôle qui la recouvre est bien désagréable. Et ce vacarme assourdissant quasi continu !
Mercredi 16 août 1944 : sauvé par une enfant endormie Combien nous aspirons au silence et l’apprécions, dans les courts instants que nous laisse le lourd martèlement des obus, auxquels se mêlent maintenant la crécelle des mitrailleuses et les pétarades des grenades. Et toujours l’appel inlassable de ce téléphone placé à l’entrée de notre tranchée. Maintenant les coups de feu sont tout proches, on tire dans le chemin. Nous crions « France, France » sans arrêt, espérant nous faire entendre de l’ami ou de l’ennemi qui monte dans le jardin par un trou dans la haie. Soudain, face à nous, deux Allemands revolver au poing. Ils voient le téléphone, essaient de l’arracher et n’y réussissant pas, le brisent. Ils s’en vont après nous avoir demandé « Wasser ? »; nous leur indiquons la maison. Pierre me dira plus tard le danger qu’il a été conscient de courir quelques instants, avec ce téléphone à ses pieds; Françoise, la petite blonde de trois ans, endormie sur ses genoux, l’a sans doute sauvé du soupçon et d’un geste fatal. Les habits verts se succèdent, passent et repassent devant nous, marquant bien leur emprise sur le village. Tout est à recommencer ! 18h, 19h, à la tombée de la nuit, il nous semble reconnaître le bruit de la fusillade américaine très fournie, et pratiquement ininterrompue. Nous avons appris, dans cette longue après-midi d’angoisse, à distinguer les différentes sonorités. Tout semble à nouveau se passer tout près, dans le Chemin des Vignes. Nos cris « France, France » ne doivent certainement pas s’entendre dans le vacarme du nettoyage systématique des fossés et des buissons. Nous craignons le geste, plus ou moins compréhensible, d’un soldat qui, pour assurer sa sécurité, lancerait une grenade dans la tranchée. Crainte qui n’est, hélas, que trop fondée, plusieurs habitants des environs trouveront ainsi la mort. Enfin, voici un premier Américain, puis d’autres, et d’autres encore. Ils débouchent par ce même trou de la haie, face à nous, souriants. Quelle satisfaction! L’artillerie se calme, la nuit arrive. Nous décidons d’aller dormir dans la maison de ma belle-mère, juste en face de la nôtre; elle est un peu plus en retrait de la route et, surtout, elle a l’avantage d’avoir une profonde et grande cave. Mais est-elle encore debout ? Oui! Malgré l’obus qui est y est entré et a fait s’effondrer le deuxième étage. Nous sommes heureux de nous y engouffrer et d’y rencontrer des Américains. Avec Pierre, ils visitent chaque pièce, craignant des surprises. Nous accueillons quelques personnes désemparées ayant passé l’après-midi dans les champs, avec deux enfants et une vieille maman impotente. Nous espérons bien que ma belle-mère, mon beau-frère et Augustine, leur fidèle employée, ont réussi à se mettre à temps à l’abri dans la campagne. La maison est traversée de part en part par une véritable pluie. Le château d’eau se déverse depuis le deuxième étage, dont les canalisations ont été touchées, jusque dans la cave. Nous fermons l’arrivée d’eau. Nuit bruyante, avec toujours cette artillerie au dessus de nos têtes. Les points de chute semblent toutefois s’éloigner vers la forêt de Gouffern, qui borde l’arrière de la maison. Devrons-nous partir à l’aube, maintenant que nous sommes à nouveau Américains? Nous tournons et retournons ce dilemme sous toutes ses formes et ne savons que décider.
Jeudi 17 août 1944 : « la guerre, j’en ai jusque là ! » Cependant, avant l’aube, la bataille reprend et nous impose son veto. Il serait fou de sortir avec ces tirs incessants. Aussi installons-nous notre quartier de famille sur un divan dans un angle de la cave, craignant les balles qui pourraient être envoyées par les soupiraux. Il est difficile de tenir les enfants dans ce coin réduit où je réunis toutes les petites têtes qui me sont chères. Heureusement Madame A. nous a suivi et alimente la conversation avec ses sujets favoris, les psaumes de David et le Deutéronome alternant avec des lamentations au sujet de ses volailles et lapins abandonnés, ce qui amuse et distrait beaucoup les enfants. Nous nous nourrissons frugalement des réserves que nous avons pu trouver dans la cave, et nous avons heureusement de l’eau potable que la bonne Augustine avait eu la prévoyance de tirer. Deux heures de l’après-midi, l’artillerie semble se calmer. Les enfants, contents de quitter leur angle obscur et peu attrayant, se dérouillent les jambes en arpentant la cave et amorcent des jeux avec les deux autres enfants. Nous espérons que c’est fini. Un bruit de ferraille vient hélas nous désillusionner. Par un soupirail du côté de la façade sur route de la maison, nous voyons un tank. Quelle nationalité ? Devons-nous trembler ou nous réjouir? Il avance lentement et, à l’arrière, nous apercevons une croix gammée. Un second tank le suit, nous sommes redevenus Allemands! Pendant plusieurs heures, la bataille fait rage dans le Bourg. Nous avons réintégré notre coin et ne bougeons pas de cet angle, craignant toujours le danger du soupirail. A 16 heures, des bruits de bottes au dessus de nos têtes, on descend précipitamment l’escalier, munitions et bouteille d’alcool en mains, un premier Allemand débouche dans notre cave, essoufflé comme une bête aux abois. Il s’effondre dans le fauteuil de Madame A., repartie chez elle pour soigner ses poules; il a l’air égaré et répète avec mépris et haine « guerre, guerre » le seul mot qu’il connaisse, semble-t-il, en français. Des camarades le suivent, ils se passent les différentes bouteilles d’alcool, prises probablement dans le buffet de la salle à manger, et parlent à Pierre lui demandant quelques renseignements sur le passage des Américains. Ils sont de la Wehrmacht mais ils nous disent être encadrés par des SS et tenir le Bourg avec de nombreux tanks. L’un d’eux pense avec amertume que c’est aujourd’hui son anniversaire de mariage : « un an! La guerre, j’en ai jusque là », et le geste est éloquent. Puis il demande à Pierre une cigarette américaine! Pierre lui fait ce plaisir; ce sera peut-être la dernière. Les soldats du Reich ne semblent pas pressés de retourner au combat, dont nous percevons toujours les échos assez bruyants. Mais par le soupirail, un SS les invite au départ, ils s’en vont. D’autres les remplacent et les derniers arrivés, des SS, aux regards qui me font peur demandent à Pierre de les laisser passer la nuit avec nous. Ils commencent leur installation. Pierre leur fait remarquer qu’il n’est pas correct que des soldats armés restent avec des civils. Leur chef ricane et, devant son obstination, Pierre lui dit notre désir de partir. Il nous l’interdit, mais affolée du danger que représente leur présence près de nous, je prépare le départ. Inutile, tout autour de la maison les chenillettes évoluent, l’encerclant et nous font de l’ombre en se plaçant devant les soupiraux.
Jeudi 17 août 1944 : le Normand et l’Alsacien Nous redoutons un combat dans la cave, et nous préparons le réduit à charbon pour un repli éventuel, sans doute bien illusoire. Encore un bruit précipité de bottes dans l’escalier et un soldat fait irruption au milieu de ses camarades. Pierre comprend sa phrase, libératrice pour nous : « les Américains arrivent de tous côtés, nous sommes cernés, il faut fuir ». J’entends encore le soupir de ces hommes traqués, et vois leur geste de découragement; ils rassemblent leurs armes, leurs chapelets de balles et s’engouffrent dans l’escalier. Il nous semble que nous sommes à jamais sauvés. Les chenillettes s’ébranlent, s’éloignent. Quel soulagement! Cependant la bataille se poursuit dans le Bourg. Nous craignons pour Madame A. qui ne revient pas. La nuit tombe. Reverrons-nous les Américains ce soir? Encore un bruit de bottes au dessus de nos têtes et toujours l’escalier, l’attrait de la cave. Ils sont trois, trois Allemands beaucoup plus calmes que leurs devanciers. Pierre leur demande comme aux autres de ne pas rester avec nous ou alors de se constituer prisonniers. Le plus jeune, au visage sympathique, lui répond en pur français, c’est un Alsacien de Thann enrôlé de force dans l’armée allemande (ceux qu’on appelait les « Malgré nous »). Il veut bien déposer les armes et se constituer prisonnier. Mais il redoute, étant SS, la réaction américaine. Nous le rassurons, lui résumant les tracts lancés avant la bataille par les avions alliés : promesse de travail en Angleterre, facilités de correspondance avec les leurs. Il ne demande d’ailleurs qu’à nous croire et parlemente avec ses deux camarades. Tous déposent leurs armes. Nous les réconfortons, voici quatre jours qu’ils n’ont pas mangé et ils viennent de perdre neuf des leurs au passage d’un fossé. Cernés de tous côtés, ils cherchaient en vain une porte de sortie, se heurtant partout aux Américains. Nous leur cédons une partie de la cave où ils s’étendent, brisés, sur le lit de Madame A, heureusement revenue. Soudain une énorme déflagration, puis le feu, là, devant nous, tout près, éclairant la fenêtre de l’escalier. C’est apparemment un tank à l’extrémité de l’allée. Nos prisonniers sortent pour éteindre le début d’incendie du massif bordant la maison. « Le tank boche a été atteint » nous dit le petit alsacien, le sourire aux lèvres. 20 heures. Le calme se fait peu à peu. Je pense au dîner, et monte au rez-de-chaussée pour essayer de trouver quelque chose. On marche dans le hall. Une fois de plus, je crie « France » craignant toujours la surprise. Ce sont des Américains, mais de très méchante humeur. La journée a été dure pour eux. Pierre s’explique et leur parle des prisonniers. Ils doutent, demandent des compléments d’explication, enfin nous disent de faire monter les hommes sans armes et les mains hautes. Nous les faisons monter. Les enfants voient, bien jeunes, une reddition de prisonniers. Ils sont fouillés, bousculés, questionnés. Pierre sert d’interprète dans les deux langues, fait valoir le titre d’alsacien de l’un d’eux et leur désir de ne plus combattre. Il a droit à la reconnaissance de ces trois hommes car son intervention leur a, nous l’espérons, sauvé la vie. Ils sont emmenés. Avec plus d’appétit, nous absorbons ce que mon modeste réchaud à alcool a bien voulu nous faire cuire; puis nous nous étendons comme nous pouvons, dans cette cave protectrice.
Vendredi 18 août 1944 : 500 mètres en une journée Trois heures du matin. Une très forte déflagration ébranle la maison. Puis un long silence, rien d’autre. Nous en sommes très étonnés; rien que des sifflements d’obus qui passent au dessus de nous, dans la direction de villages plus éloignés. Nous finissons par nous rendormir, et nous sommes réveillés au petit jour par les bruits de pioches tout autour de la maison. Les Américains creusent avec ardeur de nombreux trous qu’ils camouflent après y avoir placé des mitraillettes. Il faut donc encore craindre quelque chose? Mais oui, ils attendent les Allemands qui viennent d’Argentan, et nous donnent le conseil de partir à l’opposé, vers le Haras du Pin. Nous retournons donc dans notre maison, en face, pour prendre l’essentiel. Nous regardons autour de nous et constatons les désastres causé par la bataille : murs éventrés et toitures défoncées. Les maisons restées debout portent des éclaboussures de balles ou d’obus. Nous avons l’explication de notre peur nocturne : un obus est encore entré dans la maison de ma belle-mère, dans une chambre à l’est, tir trop court des Américains. C’est un miracle que le feu n’ait pas pris. Dans le champ derrière la maison, une dizaine de casques américains, dont certains percés de balles, nous font penser avec tristesse aux pauvres garçons tombés si loin de leurs foyers. Près de notre tranchée, des lettres, des photos voisinent avec les munitions, les armes, les capotes. Je recueille un livre de prières me promettant de le faire parvenir à l’adresse trouvée en première page. Partirons-nous? Cela nous effraie. Après avoir tant supporté, faut-il que nous nous hasardions sur la route avec cinq jeunes enfants et cette femme invalide? Pierre croit plus sage de rester. Il évalue les renforts alliés arrivés pendant la nuit, et espère que les Allemands ne pourront revenir une troisième fois. Vers 11h30, une salve d’artillerie nous fait regagner la cave; puis les tirs s’espacent. Les Américains nous annoncent tout joyeux qu’ils ont détruit ce canon posté non loin du Bourg, nous nous inquiétons moins. Ce soir là, vers 19 heures seulement, les Américains arrivent au Château, ils ont mis vingt-quatre heures pour faire les 500 mètres qui le sépare de la place du Bourg, carrefour stratégique des deux routes.
Samedi 19 août 1944 Un hôpital de campagne s’installe au rez-de-chaussée et dans le garage, où sont donnés les premiers soins aux blessés des deux camps. Nous sommes heureux de côtoyer les Américains, et de nous sentir plus en sûreté près de la Croix-Rouge. Les enfants bénéficient de leurs gâteries généreuses. Endurcis par ces journées d’angoisse intense, ils évoluent dans cet hôpital de campagne et ne semblent pas, apparemment, trop impressionnés par les morts que l’on dépose, par égard pour les blessés, sur des civières à l’entrée de la propriété; six cadavres y resteront quelques jours. Nous apercevons « le mouchard », un avion de renseignement qui a survolé le Bourg pendant toute la bataille. Voici ma belle-mère, Augustine, mon beau-frère, et des amis réfugiés à trois kilomètres du Bourg dans une ferme.
Épilogue
Dimanche 20 août 1944 : la bataille est terminée Toujours dans la cave, ne pouvant occuper les appartements pris par la Croix-Rouge, nous y tenons salon, accueillant avec joie les habitants du Bourg qui reviennent peu à peu. Parmi eux, Madame la Baronne d’H., fille et veuve d’officier, dont les récits nobles et héroïques de 1870 et 1914 sont un digne épilogue à cette semaine de bataille dans un petit village de France. Le bilan est, hélas, douloureux : une vingtaine de morts, plusieurs blessés graves. Les tanks détruits jalonnent les routes et les ruelles. Treize ont été immobilisés sur la commune, dont cinq américains. Puis c’est le défilé des prisonniers remontant de Chambois, en camions et à pied. Ils sont très nombreux, la poche de Falaise est enfin tombée. C’est ainsi que nous avons vécu, dans les coulisses de la vie civile, ces durs combats liés aux efforts désespérés des Allemands pour sortir de la poche et résister à la poussée des troupes Alliées vers Paris. Nous sommes extrêmement conscients de la chance que nous avons eue d’en sortir indemnes. Nous étions dans un guêpier et beaucoup de familles, dans des villages proches, à Tournai ou à Saint-Lambert, notamment, ont connu dans ces circonstances, nous l’avons su plus tard, des drames atroces. Pour les soldats des deux côtés, ce fut aussi une terrible épreuve, qui n’a jamais dû s’effacer de la mémoire des survivants. Nous fûmes heureux d’avoir, par la suite, des nouvelles amicales de notre « prisonnier » alsacien, et de savoir qu’il s’en était tiré vivant. Après un entraînement en Écosse, il a terminé la guerre sous l’uniforme français. Une stèle a été érigée sur la place du Bourg pour commémorer ces combats. Elle se trouve tout à côté de l’Arbre de la Liberté.