Journée noire pour les Avranchinais – Première partie
« La cour de papa et les champs voisins étaient pleins d’Allemands qui s’abritaient sous les arbres, ce qui ne nous faisait pas rire ». Le lundi 31 juillet, Avranches était libéré par les Américains, la bataille fut de courte durée, car le front allemand était en pleine décomposition. Mais pour ceux qui vécurent le bombardement du mercredi 7 juin, puis l’exode, les privations et parfois la disparition d’un parent, l’attente de l’arrivée des libérateurs fut longue. Les membres de la famille de Claire A., qui habitaient la ville et les communes voisines, écrivirent plusieurs courriers à leurs proches dans les mois qui suivirent. L’angoisse et l’espoir se mélangent dans ces lettres, qui sont retranscrites telles quelles, à l’exception de certains passages personnels. Tous les droits des auteurs des textes et des photos sont réservés. Toute reproduction ou utilisation des œuvres, autre que privée ou à fin de consultation individuelle sont interdites, sauf autorisation.
Saint-Senier – le 16 juillet 1944
Chers frère et sœur
J’ai bien reçu toutes vos lettres hier du 4 juillet, ce qui m’a fait très grand plaisir d’avoir de vos nouvelles et de voir que vous aviez eu des miennes … Je pense que cette lettre vous arrivera aussi je vais vous donner un peu plus de détail.
Le mercredi 7 juin vers 2h30, je venais de rentrer dans la maison lorsque Annick et Guy nous crient : voilà des avions, je sors à la porte et j’aperçois six avions très bas et au même instant j’entends mitrailler et bombarder je crie aux enfants de rentrer et Madame également ; Madame monte en vitesse chercher Maryvonne qui était au lit depuis quelques jours avec un point de congestion pulmonaire et nous nous mettons dans un petit coin de la cuisine, blottis les uns contre les autres et nous disions notre chapelet. Carreaux, casseroles sautaient dans le jardin, nous n’y voyions pas, plein de fumée et de poussière noire, puis tout redevient calme. Nous allons voir dans la rue, elle était jonchée de carreaux ardoises, bouts de bois, pierres, enfin nous en sommes quitte pour la peur ; nous envisageons de prendre des dispositions pour coucher tout le monde en bas et nous commençons à faire le nettoyage.
Environ une demi-heure après, une autre vague, je cours en haut chercher sacs, valises, manteaux et couvertures que je mets en vitesse au pied du marronnier et nous nous reblottissons dans notre petit coin, mais c’était la danse des portes et de la vaisselle ; je vous assure que nous n’en menions pas large et j’ai bien cru par un moment notre dernière heure arrivée ; il y a eu trois vagues consécutives qui ont duré de vingt à trente minutes, enfin nous nous en tirons pour cette fois encore. Là, nous constatons que nous ne pouvons rester, plus un seul carreau, les portes intérieures toutes défoncées, nous ne savions encore que faire ; Monsieur L. notre voisin de face, nous dit qu’il restait chez lui, nous nous sommes dit : l’on va essayer de rester, mais avec la petite malade ce n’était guère possible, puis en plus nous n’avions plus d’eau, de gaz, ni d’électricité. Puis tout d’un coup, Madame L. nous dit qu’ils partaient au Val-Saint-Père, donc nous nous sommes décidés à partir pour Saint-Senier avec une brouettée d’affaires et nous avons été bien accueillis par cette personne que nous connaissions un peu. Louise était venue avec nous, il y avait déjà quatre refugiés. Nous nous sommes organisés, nous couchions tous les cinq dans une petite pièce à côté de la maison, Madame L. dans un lit avec Maryvonne, moi par terre avec Annick et Guy dans un autre petit coin, et Louise dans un lit dans la maison. Louise est partie voilà dix jours pour Montgothier, les cousins sont venus la chercher, elle a fait son voyage à pied, treize ou quatorze kilomètres en huit heures. Nous retournons une ou deux fois par semaine à notre maison pour rapporter des affaires et des légumes de notre jardin. Nous y allons par la force des choses, car je vous assure ce n’est pas gai. La pauvre ville n’est pas belle, parait-il, car je n’ai pas été me promener dans les rues. Toute la place du Palet est détruite, soit par le feu ou par les bombes, il en est tombé une sur la maison du docteur Lefrançois, comme vous le voyez ce n’était pas loin de chez nous. Notre-Dame est brulée, la maison Baubigny et je ne sais au juste, dans la rue du jardin des Plantes, sur la place du Collège, la maison Bazire et trois maisons à côté sont brûlées, sur le petit Palet deux maisons tombées et bien d’autres endommagées. Dans le centre, toute la rue du Pot d’Étain, rue des Fontaines Couvertes, enfin tout le pâté jusqu’à chez Legrand, dans la rue du Tripot jusqu’à chez Roussel coutelier, et sur la place jusqu’à la quincaillerie Barbe, la rue de la Constitution du côté gauche jusqu’à chez Morel Desfeux, et de l’autre côté jusqu’à chez Giroult coiffeur, et tout le pâté de la rue des Champs et rue Saint Symphorien, dans la vieille ville la sous-préfecture, la rue de la Prison, rue d’Auditoire, rue du Boulevard. Je ne puis vous dire au juste, la rue Louis Millet et le long de la Bicqueterie, ce doit être bien malade, le Pont-Gilbert a pris aussi, ce qu’il y a le moins d’atteint c’est le boulevard de l’Est et du Sud, et la rue de Mortain. Le carrefour de la route de Saint-Hilaire et la route de Saint-Quentin a eu son tour quelques jours après. Vous pensez bien je n’ai pas été me promener en ville ce n’est pas assez sûr.
Ma lettre est restée en suspens, nous sommes à mercredi 19 (juillet). Nous ne savons si c’est un bobard qui court, il est question d’avoir une zone neutre dans notre coin, à ce moment nous serions en sécurité au point de vue militaire, au point de vue ravitaillement ce serait dur ; enfin depuis quinze jours, nous n’avons que cent grammes de pain par jour, au début nous avions deux cent grammes, si nous savions ce qu’il y avait dedans l’on n’en mangerait, la viande à peu près à discrétion. Cette zone serait pour mettre les réfugiés du haut du département, il y en a déjà 75 000 du côté de Agon-Coutainville. Pontaubault a été très touché, Saint-Hilaire n’existe plus et Vire non plus, à Avranches il y a soixante-seize morts sur la liste officielle, mais il faut peut-être compter à peu près cent, car il y en a qui ne sont pas retrouvés, il y a eu Mademoiselle H. de la Poste, qui a dû être brulée sous les décombres de sa maison, sa pauvre mère était sortie au moment chez Clouet jardinier, il y a eu cinq morts, entre autres Paul B., de plus pour Marcey, il y a Lucien L., son père et sa mère, je l’ai appris une quinzaine de jours après par Marie C.. Chez Louis Z. chez C. et chez Auguste nous ont écrit pour aller chez eux, nous n’avons pas été de ce côté à cause de la ligne de chemin de fer et des ponts, nous ne savions si nous pourrions passer, c’est pourquoi l’on s’est dirigé vers Saint-Senier où nous avons été bien accueillis. Dans la rue Saint-pierre, le feu s’est arrêté juste une maison avant celle de Louise, comme vous le voyez la ville n’est pas belle, Coutances doit être très atteint également. Madame L. vous donne des nouvelles de Saint-Lô. Ils sont certainement sur les routes.
Je ne vois rien d’autre à vous dire. Tous mes compliments à André, j’en suis bien heureuse pour vous tous. Meilleure santé à Yvonne, Madame G. est avec le Père au presbytère de Saint-Senier, je l’ai vue l’autre jour à Avranches. Bonne fête pour le 22 à Madeleine. Je vous embrasse bien tous et espérons toujours vous revoir bientôt tous sains et saufs. Cherbourg n’aurait pas été très atteint, ayant été pris en arrière.
Claire
Marcey – le 25 novembre 1944
Chers cousins, chères cousines
… Vous vous demandez comment nous avons été libérés. Très rapidement. Après avoir séjourné si longtemps dans la région de Saint-Lô, les troupes américaines franchirent en quelques jours seulement la distance Saint-Lô-Avranches. Le samedi 29 juillet, le communiqué les annonçait encore dans la région de Coutances, un peu au sud peut-être ! Le dimanche matin, une activité aérienne des plus intense nous surprit : Ponts était atteint (église détruite, route coupée), Pont-Gilbert, le pont et la Sée recevaient de nouvelles et nombreuses bombes. Depuis le vendredi, nous avions à ramasser au long des jours des Allemands (chariots et chevaux) qui ne voyageaient que la nuit. Les fermes et le bois en regorgeaient. Le dimanche 30, sans interruption, les avions piquaient sur le bois et mitraillaient, mitraillaient. Sur la route de Granville les camions de munitions sautaient et brûlaient. C’est à ce moment que les premiers carreaux de ma classe dégringolèrent. Vers deux heures de l’après-midi, nous sentions vraiment le danger et nous nous miment à l’abri dans une tranchée que papa avait creusée derrière chez lui. L’après-midi fut assez rude, obus, balles sifflaient au-dessus de nous, tandis que l’aviation emplissait le ciel. La cour de papa et les champs voisins étaient pleins d’Allemands qui s’abritaient sous les arbres, ce qui ne nous faisait pas rire. Tandis que des cris lamentables s’échappaient du bois de Marcey, que les chariots hippomobiles fuyaient à toute allure sur la route de Marcey, nous croyions discerner des roulements de chenillettes sur la route de Granville. Mais nous n’osions, nous ne pouvions croire à l’arrivée des Alliés. À cinq heures du soir, l’instituteur vint nous chercher dans la tranchée en nous disant : « que faites-vous donc, ils sont là ». Nos indésirables voisins nous avaient quittés, abandonnant chariots, chevaux, matériel. Dans un élan d’une imprudence inqualifiable, nous nous rendîmes au Pont-Gilbert, c’était le spectacle de la guerre, maisons en feu, cadavres d’hommes et de chevaux, plus de vingt-cinq sur deux cent mètres, charriots renversés, spectacle d’une indicible horreur. Nous nous réjouissions de nous en sortir à si bon compte, Granville Sartilly n’étaient pas libérés. Les Américains avaient coupé au sud de Sartilly par Montviron pour prévenir la résistance allemande, qui devait s’organiser à Avranches quelques heures plus tard, et qui ne put se manifester que d’une façon très restreinte le lundi matin ; la colonne de chars qui venait prendre position à Avranches fut anéantie sur la route, où un choc relativement faible eut lieu au Bateau, cinq chars américains furent réduits à l’impuissance sur Les Grèves. Nous bénissions le ciel de la façon dont se déroulaient les évènements.
Hélas, nous n’étions pas au bout de nos peines. Le 2 août au soir, un nombre important d’appareils boches vint bombarder Marcey et les environs. Nous avons passé une nuit terrible dans la tranchée. De 9 heures du soir à 4 heures du martin, les bombes, les fusées ne cessèrent de pleuvoir, le bourg devait être complètement détruit. C’est par miracle qu’il y ait eu si peu de dégâts et pas de nouvelles victimes à déplorer. L’école de garçons est touchée, la maison de Louis inhabitable. Par ailleurs des dégâts bien sûr, mais insignifiants dans le chaos général, vitres, portes, toitures, bêtes tuées, mais c’est si peu de chose près de la vie humaine ! Chez Louis nous avons eu une grosse inquiétude, ils n’ont quitté leur maison que lorsque tout s’arracha, ils partirent donc dans la nuit comme des fous, n’emportant rien, absolument rien, que leurs deux petits. Denise se prit dans des fils électriques couchés à terre et tomba avec son petit Pierre de quatre mois. Ils coururent ainsi à travers champs pendant deux heures, allant, venant, redoublant, les bombes leur tombant à droite, à gauche, de tous côtés ; enfin ils réussirent à gagner Bacilly où on leur ouvrit une porte. Le pauvre petit avec la tête enflée du double, il était gelé et avait une main cadavérique. Le docteur Béchet demandé à l’aube ne put se prononcer, craignant congestion cérébrale ou méningite dans un délai de quelques jours. Enfin, il n’en fut rien heureusement. Nous avons bien craint pendant une semaine qu’il passa entre la vie et la mort.
Leur maison est donc inhabitable, mais ils ont récupéré à peu près tout leur matériel. Ils sont donc réfugiés chez mes parents avec mon oncle et ma tante qui sont eux sinistrés totaux. Il ne leur reste rien que ce qu’ils avaient emporté sur eux pour venir à l’inhumation de mon pauvre Lucien ; leur maison fut détruite le samedi 10 juin, et voilà les évènements. Vous excuserez mon long bavardage, j’aurais dû prendre le temps de le faire plus court.
… Papa s’est rendu à la Butte selon votre désir. Les dégâts sont relativement peu importants : des ardoises touchées, de nombreux carreaux brisés (34), quelques volets arrachés, portes forcées, serrures arrachées, le plafond doit être touché en quelques endroits, notamment dans l’escalier et dans le cabinet de débarras. Évidement c’est toujours trop, mais c’est peu bien sûr auprès des pauvres gens qui ont tout perdu.
Nous osons espérer qu’André est maintenant rétabli et qu’il a pu reprendre ses études. Ce serait vraiment regrettable qu’une mauvaise santé vienne compromettre un travail si brillamment commencé. Vous voudrez bien nous rappeler au bon souvenir de de Madame B.. Toute la famille se joint à moi pour vous embrasser tous bien affectueusement et vous dire « à bientôt, peut-être ».
M. L.